A force de voir, nous ne voyons plus, ou bien peut-être n’avons-nous jamais vraiment vu ou même jamais vraiment regardé. Si nous plongeons au cœur de la matière, si nous défions notre œil au jeu des changements d’échelles, si nous appréhendons un de nos cinq sens au moyen d’un autre, nous vivons une expérience esthétique, méditative et sensorielle inédite : celle que suscite une plongée au cœur du travail de Jeanne Held.
Artiste lyonnaise d’une trentaine d’années, Jeanne a croisé mon chemin tel qu’elle-même croise les pratiques et les expériences esthétiques et artistiques : de manière inconsciente mais choisie puis, comme une évidence. Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs à Paris en 2013, c’est avec une formation scénographique que Jeanne aborde sa pratique. Toutefois, sa curiosité insatiable et son année de classe d’approfondissement en arts plastiques (CAAP) lui ont beaucoup apporté par l’ouverture aux influences, aux échanges de flux d’inspirations et de cultures, insufflant en elle une polymorphie des canaux artistiques pour l’expression de son élan créateur. Aussi, c’est à travers la peinture, la sculpture et le dessin, pour lequel elle est autodidacte, mais aussi la vidéo et la performance que l’œuvre de Jeanne Held puise et exprime sa force.
Le choix d’un parcours en scénographie à l’ENSAD est celui d’affronter la peur de ce qui entrave alors encore l’élan créateur : faire face à un espace entier et y donner corps à une œuvre. C’est donc dans cet objectif de découverte de soi, et avec la volonté de se confronter, d’apprivoiser cette étendue qui l’intimidait, en résonance avec une aspiration profonde vers l’œuvre d’art total que Jeanne a pleinement accompli sa conquête de l’espace, en s’appropriant aussi les questions d’échelle.
L’inspiration de Jeanne Held est partout : c’est le monde qui nous entoure.
« Ouvrir le monde, c’est regarder au plus proche ». Jeanne Held nous invite à redécouvrir le monde qui nous entoure et à changer notre regard sur celui-ci, au travers de sujets a priori simples, qui n’accrochent pas notre regard. Au-delà d’un environnement dans son intégralité, c’est davantage un fragment, un échantillon de celui-ci qui va l’attirer, retenir l’attention de son œil, de son regard et évoquer un ensemble par métonymie. Une intuition, une sensation, une lumière, une matière, s’impriment sur sa rétine, se matérialisent dans son œil, dans son esprit, et le médium s’impose à elle spontanément selon le message qu’il permet de transmettre. Le médium, dans sa matérialité propre et dans son format spatial et temporel, propose un scénario d’actions qui va lui permettre de rendre perceptible cette sensation esthétique. Par exemple, le format vidéo permet un rapport à l’image dans une temporalité mouvante et évolutive, il peut aussi être associé à une autre technique telle que la peinture à l’huile pour apporter une plasticité à l’image derrière l’écran.
La temporalité, c’est aussi celle de l’artiste. Dans ce monde où tout va très vite, Jeanne Held nous apporte une vision lente des processus de mutations et nous invite à ressentir le temps qui passe, visible grâce à la matière, sur laquelle il peut parfois être davantage acteur et auteur que l’artiste lui-même, nous donnant ainsi une leçon d’humilité. L’évolution de la matière, de sa couleur, au contact du temps, d’une autre substance et à travers des phénomènes de dilution, de dissolution, d’effacement, de fonte, d’altération est au cœur de la vigilance perceptive et créatrice de Jeanne Held.
En outre, le moment de la création est pour elle un temps long, l’idée va évoluer dans son esprit, parfois plusieurs semaines durant, en paradoxe avec une sensation d’urgence de la pulsion créatrice. Les deux ne sont pas incompatibles, la création peut conjuguer plusieurs temporalités.
L’espace, le temps et la densité sont des composantes essentielles du travail de Jeanne Held, et se retrouvent articulées ensemble, en harmonie, dans ses œuvres. Les formes, les figures et leur matérialité sont abordées sous l’angle de leur impermanence et de leur permanence. La question de leur existence se mesure dans l’espace et le temps, mais aussi par leur poids visuel. Dans un face à face avec son sujet, Jeanne Held se questionne sur sa présence et porte une attention particulière à la sensation de « lourdeur » qui doit être perceptible dans ce qu’elle crée, qui est sensible via un autre sens que celui du toucher en portant l’objet. Tel un défi permanent, Jeanne Held nous invite à questionner nos sens : que peuvent-ils nous faire sentir et percevoir réellement ? La vue ne peut-elle pas nous faire ressentir le chaud, le froid, la lourdeur, la légèreté, la douceur ou la porosité ? La synesthésie nous transforme et nous invite à re-sentir le monde. Le poids visuel renvoie aussi à la densité du temps. Pour Jeanne Held, la non linéarité du temps est un aspect essentiel de nos vies et de notre perception. « Les présents ne se ressemblent pas. Certains sont très intenses, et pas d’autres, on s’en souvient, ou pas, ils se cristallisent, ou pas. » Ainsi pour elle, les présents n’ont pas la même densité et ses œuvres, cinétiques ou non, transmettent ces variations.
La matérialité d’un sujet, à la fois figuratif et abstrait, nous est rendu perceptible en deux dimensions par un dessin à la fois précis et flou, dont le touché est tantôt fin, tantôt épais, tantôt léché, tantôt hâtif, linéaire ou rugueux. Jeanne, qui enseigne par ailleurs, met la pratique du dessin analytique à l’honneur. Celui-ci consiste à décortiquer ce que l’on voit, à sortir de l’image mentale d’une perception guidée par notre affect, notre éducation visuelle, notre environnement connu et notre zone de confort perceptif pour se confronter à l’aspect formel des objets, à leur aspect et à leur réactivité à la lumière. C’est réapprendre à voir, sans percevoir, sans paréidolie, écueil qu’elle évite par ses sujets choisis délibérément figuratifs (huîtres, éponges de mer, pierres) mais baroques, et qui échappent ainsi à toute description verbale. Les sujets nous sont présentés avec de tels détails visuels que notre œil y est troublé et peut être amené à considérer son œuvre comme abstraite.
C’est là que la question d’échelle intervient. Myope et astigmate, s’approcher est une inclinaison naturelle pour l’artiste qui convie le spectateur à en faire l’expérience, quelle que soit sa vue. C’est un monde nouveau qui se livre à nous lorsque nous nous approchons : ce qui était identifiable ne l’est plus, devient un amas de lignes, de points de lumières, d’ombres, de couleurs diffuses. A force de regarder, notre œil perçoit mille et unes nouvelles formes, muables, inconstantes. Notre rapport de perception entre le flou et le net nous confronte. Donner à voir sur un très grand format, voire une installation, une vision quasi microscopique. C’est donc l’expérience esthétique d’une immersion au cœur de la matière, des choses, du monde, que nous invite à faire Jeanne Held. Cette expérience nous pousse à dépasser notre propre condition humaine : nous sortons de notre perception mentale liée à notre construction identitaire et civilisationnelle, mais aussi de notre condition d’être humain. Cette notion est essentielle dans la compréhension du travail de Jeanne Held, ce rapport à une altérité de la perception, qui nous invite à sortir d’un rapport ethnocentré et physiologique aux choses, à changer de point de vue. Son choix d’une pratique polymorphe répond aussi de ce besoin et de cette volonté de changer de point de vue.
Questionner notre perception humaine passe aussi par un décalage souhaité entre le titre, défini après l’achèvement d’une œuvre et l’œuvre elle-même. Les mots sont à la fois en rapport avec ce que nous voyons, mais ont aussi leur propre existence esthétique et sémantique. Les titres nous renvoient autant à notre relation humaine avec la matière par les mots, qu’à notre relation avec les mots eux-mêmes, confrontant ainsi notre expérience sensorielle esthétique et notre appréhension culturelle mentale de manière quasi simultanée.
“There is a crack, a crack in everything
That’s how the light gets in”
Leonard Cohen
Le mouvement est aussi abordé de manière subtile dans l’œuvre de Jeanne Held. Son travail est marqué par sa pratique du butô, danse née au Japon dans les années 1960. Cette danse mêle introspection, sensation du corps, expression des sentiments sans mot, et relève d’une disponibilité au monde, une disponibilité d’esprit par le corps. La danse et le mouvement sont autant du côté de la création que de l’appréhension corporelle de l’œuvre par son spectateur qui éprouve celle-ci. La trace de la danse ne se retrouve pas dans le geste de création, dans une chorégraphie dont l’œuvre découlerait, comme on peut le voir dans le travail de Fabienne Verdier par exemple. Ici, ce sont les enseignements et l’esprit du butô qui la guident : la rigueur, mêlée à une forme d’improvisation et de paysage intérieur, le déploiement d’une partition de choix émotionnels qui se jouent et se traduisent, s’improvisent dans son œuvre dessinée, peinte, filmée, performée. Le butô est, dit-elle, « une danse de l’émoi et de l’état », ne suivant pas une décision formelle préétablie et répondant à une quête d’un résultat, d’une esthétique attendue. Celle-ci est souhaitée, mais il y a aussi une proposition qui est faite par le corps dans son individualité, tout comme les matériaux dans son œuvre. Je trouve que l’œuvre de Jeanne Held correspond à cette définition : c’est un art de l’émoi et de l’état.
Pour en savoir plus sur le butô : https://www.youtube.com/watch?v=dGKD8wHS31k (informations en description)
La couleur est présente dans l’œuvre de Jeanne Held. Approchez-vous. L’artiste utilise des gris colorés, ce qui est pour elle un moyen de « laisser surgir des couleurs de la grisaille ». Ces nuances sont davantage des vibrations chromatiques que des informations visuelles identifiées, les photographies ne leur rendent pas justice, aussi je vous invite à faire la rencontre réelle de ces œuvres. Le jeu de flou est induit dans le jeu de la couleur : l’identification n’est pas aisée, nous questionne, nous pousse une nouvelle fois à intensifier notre regard, à sortir de notre zone de confort oculaire et visuelle. Ces choix colorimétriques relèvent aussi d’un intérêt particulier accordé à la lumière, dont tout dépend : jeux d’ombres et de lumière qui font écho aux jeux de perceptions qu’elle insuffle à ces œuvres, être dans la lumière ou dans l’ombre, voir ou ne pas voir, deviner un relief, un creux, un vide, un plein, une aspérité, une rugosité de la matière. Jeanne Held dit dessiner un phénomène plutôt qu’un objet, elle représente une perception, elle dessine « le fait de voir ». Le dessin est un prétexte d’observation, nous entraîne vers notre capacité à regarder.
Entre fascination pour la perception, émotion, densité et matière, l’œuvre de Jeanne Held nous invite à une expérience immersive d’être au monde et dans le monde, dans un temps où notre regard s’attarde avec une délectation esthétique et émotionnelle sur l’inconfort visuel sur ces objets perceptifs. Cet inconfort vient de l’indicible, qui empêche d’enfermer un objet baroque dans un « mot-concept », mais ce qui permet justement de voir l’objet tel qu’il est dans son essence, sans déformation conceptuelle. Si Jeanne devait qualifier son œuvre en un mot, ce serait « rugueuse ». Je vous invite vivement à faire l’expérience visuelle de cette rugosité.
Vous pouvez retrouver le travail de Jeanne Held sur son site Internet : https://jeanneheld.com/ et sur son compte Instagram : https://www.instagram.com/jeanne.h.held/.
Sandrine Thomas